Attriqué comme la chienne à Jacques

Mai 2007

L’expression attriqué comme la chienne à Jacques, ou variante arrangé, attifé, attelé, habillé comme la chienne à Jacques, est courante dans le français familier du Québec pour parler de quelqu’un qui est mal habillé, mis d’une façon qui ne convient pas. Pour bien cerner le sens de l’expression, examinons deux exemples du 20e siècle où elle est particulièrement bien illustrée.

Le premier est de Lionel Groulx (Les rapaillages, 1919, p. 25) et se lit comme suit: « Le lendemain, drès le matin, on vit arriver sur quatre roues criardes, une boîte sale et branlante, comme en ont les Gipsy, traînée par un vieux cheval aussi efflanqué qu’un squelette. De la voiture descendit un petit vieux à figure d’Abraham, attelé comme la chienne à Jacques: c’était l’acheteux de guénilles. »

Le second est de Jean Daigle, auteur d’un radioroman intitulé Margot (27 mars 1962). Un de ses personnages, Thérèse, s’adresse en ces termes à son ami Gus, un pauvre type qui ne trouve pas de travail: « T’as toujours les cheveux en broussailles, la barbe mal faite, les souliers pleins de taches, ça donne pas confiance aux gens, ça. Penses-tu que mon patron me garderait si j’arrivais au bureau attriquée comme la chienne à Jacques ? »

L’explication qui vient spontanément à l’esprit quand on veut rendre compte de cette expression, c’est qu’elle fait référence à un certain Jacques dont la chienne était mal accoutrée. D’une part, c’est bel et bien le prénom de Jacques qui figure à l’écrit, et puis on parle bien de « la » chienne à Jacques. Comme le prénom Jacques est depuis longtemps en français le surnom du paysan, qu’il a pris valeur de nom commun avec le sens d’« imbécile, niais », cette explication ne paraît pas devoir être mise en doute. Et pourtant... l’historien de la langue flaire un piège...: c’est trop facile, trop beau : il pourrait bien s’agir d’un autre cas d’étymologie populaire dont la langue est friande.

On sait que l’étymologie populaire est responsable de la modification de nombreux mots et de nombreuses expressions en français. L’étymologie populaire, c’est la transformation d’un mot qu’on ne connaît pas, dont la forme paraît étrange, par rapprochement avec un autre mot qui offre une ressemblance de forme ou de sens, ou encore c’est une réinterprétation d’un mot qu’on confond avec un autre. C’est ce procédé qui explique que le mot sarbatane, emprunté à l’espagnol au 16e siècle, a été altéré en sarbacanne sous l’influence de canne. De même, dans l’expression je m’en moque comme de l’an quarante, l’an quarante est probablement une corruption de l’Alcoran, qui est la forme sous laquelle le mot Coran est entré en français au 14e siècle. Le parler populaire est particulièrement productif dans ce domaine; l’appellation tête d’oreiller pour taie d’oreiller en est un exemple.

Pour revenir à notre locution chienne à Jacques, une petite recherche dans les dictionnaires historiques invite à concevoir autrement la façon dont elle s’est formée. On trouve en effet en français, du 14e au 17e siècle, le mot jaque (de la même famille que jaquette) désignant un pourpoint, c’est-à-dire la partie du vêtement masculin qui couvrait le torse jusqu’audessous de la ceinture, puis au sens d’« habillement court et serré ». Le mot s’est employé au 16e siècle au sens de « sorte d’armure faite de mailles de fer, en forme de camisole », selon la définition de Richelet en 1680, qui le relève comme un vieux mot burlesque, donc un mot qui faisait rire à l’époque où les premiers colons français sont venus s’installer en NouvelleFrance.

Mais surtout, toujours au 16e siècle et dans le prolongement des deux sens que je viens de rappeler, jaque s’est dit d’une sorte de « manteau de cuir de protection que l’on mettait aux lévriers pour la chasse au sanglier. » On peut donc imaginer qu’on ait pu dire une chienne à jaque en parlant de l’animal qu’on avait ainsi protégé en prévision de la chasse. La pauvre chienne avait sans doute l’air quelque peu grotesque dans cet accoutrement, ce qui a pu donner lieu à la formule être habillé comme une chienne à jaque. Puis, le mot ancien jaque, devenu désuet et méconnu, aurait été remplacé par le prénom Jacques, déjà gorgé à l’époque de connotations amusantes en France, comme on l’a vu plus haut. Alain Beaulieu, dans son roman Fou-Bar, publié en 1997 (p. 186-187), emploie la locution chienne à Jacques dans un passage où elle évoque, dirait-on, le sens d’origine: « Elle se mouche une dernière fois, me remercie puis s’éloigne à petits pas, piteuse comme la chienne à Jacques ». Se pourrait-il que notre inconscient collectif nous livre, à travers des énoncés de ce type, des indices de l’origine de nos expressions familières ?

Quoi qu’il en soit, l’étude de cette expression permet d’en dégager la valeur patrimoniale. De ce point de vue, c’est un objet culturel vivant, qui véhicule un message implicite chaque fois qu’elle est employée. Elle renseigne en effet, si on prend la peine d’en faire l’étude, sur nos origines : type de langue que parlaient les premiers immigrants français, influence de la verve populaire dans la formation de notre français et de notre identité. Les Québécois ne sont peut-être pas en mesure d’expliquer pourquoi ils sont si attachés à leur langue populaire, mais leur parler de tous les jours en recèle l’explication.

© Claude Poirier, TLFQ, Université Laval