Lorsque les Québécois et les Américains jouent à cash-cache...

Mai 1997

L'influence de l'anglais sur le français en Amérique du Nord est un phénomène bien connu. Tous les Québécois connaissent et utilisent des anglicismes comme fun et cash. Selon la perception générale, cette influence, qui s'exerce depuis l'époque de la Conquête, n'a pu qu'être à sens unique.

Or, si on observe la dynamique des échanges linguistiques entre le français et l'anglais sur le continent depuis la période coloniale, on se rend compte que les Anglais et les Américains ont été forcés d'emprunter des mots et des sens aux Canadiens français (mon mémoire1 de maîtrise porte sur cette question). Une fois intégrés dans l'anglais, les emprunts français, qu'on appelle gallicismes, ont pu subir des changements de sens, faire l'objet de dérivation ou donner naissance à des mots composés. C'est ce qui explique que lorsqu'on allume un ordinateur, on puisse voir apparaître un mot bien de chez nous parmi les renseignements techniques qui défilent en anglais: cache (cache memory), terme d'informatique qui dérive d'un terme de chasse et de vie en forêt... Comme quoi, ce qu'on donne nous revient souvent bien transformé...

C'est par nécessité que les anglophones venus s'installer au Canada peu après la Conquête de 1760 ont commencé à emprunter des mots aux Canadiens. En effet, il était bien pratique pour eux de désigner une carriole par car(r)iole (qui deviendra dans certains cas carryall), un capot par capot, seigneurie par seigneury, un rang par rank ou range, une concession «terre concédée» par concession et les lods et ventes «droits payés au seigneur lors de la vente d'une terre par un habitant» par lods et ventes (plus ou moins altéré, par exemple: losivants...). Ces termes désignent tous des réalités administratives ou culturelles «canadiennes» qu'on ne savait pas trop comment nommer en anglais.

Les emprunts de ce type ont été effectués surtout par les anglophones vivant dans ce qui allait devenir plus tard le Bas-Canada (le phénomène est survenu également en Louisiane, autour de la NouvelleOrléans). Comment peut-on alors expliquer que, depuis le 19e siècle, un mot comme cache puisse être utilisé en plein milieu des Rocheuses par un Américain originaire du Tennessee? Avant que la région des Grands Lacs et que l'Ouest américain ne soient colonisés, ils étaient parcourus par nos valeureux voyageurs et nos indomptables coureurs de bois qui allaient faire le commerce des fourrures avec les Amérindiens. Après 1760, les francophones du Canada et de la vallée du Mississippi ont continué à constituer le gros de la main-d'oeuvre des diverses compagnies faisant la traite des fourrures, et cela jusque vers le milieu du 19e siècle. Les anglophones qui ont travaillé dans ce domaine, souvent dans des postes de commande, ont été obligés d'apprendre un minimum de français pour pouvoir communiquer avec les voyageurs (appelés également engagés) qui, pour la plupart, demeuraient unilingues français.

Tant au Canada qu'aux États-Unis, les grandes expéditions exploratrices ayant pour objectif de cartographier les nouveaux territoires de l'Ouest ont eu recours à des engagés francophones qui, parfois, étaient des Métis bilingues. La langue de ces engagés a laissé des traces dans l'anglais de ceux qui les ont côtoyés, notamment des termes désignant des réalités quotidiennes: bourgeois «patron», cordelle «câble pour hâler les bateaux», mangeur de lard et sa traduction pork-eater «voyageur novice», etc. Certains de ces emprunts, d'usage moins spécialisé, se sont retrouvés sous la plume d'historiens et de romanciers qui ont décrit et popularisé les hauts faits de la «conquête de l'Ouest». Ainsi, des mots comme cache, prairie, chien de prairie (devenu prairie dog), butte, rapides (devenu rapids) et portage ont pu pénétrer la langue d'anglophones et n'ayant jamais eu affaire aux voyageurs.

Cette histoire de contact interlinguistique a été scellée dans la toponymie. La carte du Midwest et de l'Ouest américain est remplie de toponymes français, héritage des voyageurs. C'est ce que nous rappelle justement un nouveau film américain dont l'action se déroule au Michigan et qui s'intitule Grosse Pointe Blank.

© Robert Vézina, TLFQ, Université Laval

  1. Robert Vézina, L'apport du français nord-américain à l'anglais des États-Unis d'après les relevés du «Dictionary of Americanisms» de M.M. Mathews, mémoire de maîtrise, Université Laval, 1994, VI-145 p. Autres articles portant sur le phénomène des gallicismes :
  • «La dynamique des langues dans la traite des fourrures: 1760-1850», dans Danièle Latin et Claude Poirier, avec la coll. de Nathalie Bacon et Jean Bédard, Contact de langues et identités culturelles. Perspectives lexicographiques, [Sainte-Foy], Les Presses de l'Université Laval, p. 143-155.
  • «L'influence du lexique des voyageurs francophones sur l'anglais nord-américain» (1995), dans les Actes des 9e Journées de linguistique, C.I.R.A.L., p. 157-161.
  • «Les gallicismes nord-américains en anglais des ÉtatsUnis: exploration d'un phénomène historique» (article à paraître en 1998 dans Anglicisme et identité québécoise, sous la direction de Claude Poirier, Sainte-Foy, Presses de l'Université Laval).
  • «Le libre échange avant la lettre» (1994), dans Québec français, automne, no 95, p. 109-110.
  • «L'apport du français nord-américain à l'anglais des États-Unis d'après les relevés du Dictionary of Americanisms de M.M. Mathews» (1994), dans les Actes des 8e Journées de linguistique de l'université Laval, C.I.R.A.L., p. 203-207.
  • «Réciprocité de l'emprunt lexical en anglais américain et en français québécois» (1993), dans Langues et linguistique, no 19, p. 205-223.