Porteurs d'eau, les Québécois?

Avril 1997

Il y a de ces mots qui sommeillent dans notre mémoire collective et qui surgissent spontanément dans certaines occasions. C'est le cas de l'appellation porteurs d'eau qui refait surface chaque fois qu'un sprint constitutionnel vient relancer les bonnes vieilles chicanes entre Québécois et Canadians: non, les Québécois ne sont pas des porteurs d'eau!

Mais d'où vient le fait qu'on recoure à cette image? Dans le contexte des discussions du lac Meech et de Charlottetown, de nombreux journalistes, francophones et anglophones, ont appelé au CIRAL pour savoir d'où pouvait bien venir cette fixation sur l'appellation porteurs d'eau en parlant des Québécois. La réponse se trouvait dans les tiroirs du fichier du Trésor de la langue française au Québec qui contient plus de 1 200 000 exemples de mots employés au Québec et en Acadie depuis le XVIIe siècle.

Porteur s'est dit de toute une série de travailleurs dont le métier consistait à transporter des fardeaux; on le dit encore de nos jours en parlant de celui qui porte les bagages des voyageurs dans une gare, ou encore les équipements lors d'une expédition. Le métier de porteur d'eau avait une grande importance autrefois: c'était sur le porteur d'eau que l'on comptait pour la distribution de l'eau potable dans les villes, dans les chantiers de construction, et même pour éteindre les incendies. En dépit de l'importance de sa fonction, le porteur d'eau, on s'en doute bien, était d'origine modeste et ne pouvait sans doute pas entretenir de grandes ambitions.

C'est l'écrivain anglais Anthony Trollope, de passage à Québec en 1861, qui a le premier employé l'expression hewers of wood and drawers of water en parlant des Canadiens français auxquels il prédisait un avenir peu reluisant.

Ceux-ci se sont indignés de la chose et ont régulièrement repris ces propos en français dans des formulations par lesquelles ils niaient leur infériorité par rapport aux anglophones et refusaient la résignation qu'on leur attribuait. On trouve donc sous leur plume jusque vers les années 1940 - et par la suite par rappel historique - l'expression scieurs de bois et porteurs d'eau, ou, par abrègement, porteurs d'eau tout seul, évoquant un état de misère et de soumission dont on ne voulait pas, par exemple dans le passage suivant:

«Les nôtres ont généralement les petits emplois dans les grandes entreprises. On les considère comme les porteurs d'eau.» (Journal Le Goglu, Montréal, 15 nov. 1929).

Les Canadiens anglais ont adopté à leur tour cette image qu'on trouve encore dans de grands journaux comme The Globe and Mail et dont on se sert, par exemple, pour qualifier la situation de dépendance du Canada par rapport aux États-Unis («[...] Canada's position as a hewer of wood and drawer of water for the United States», 30 avril 1996).

Trollope aurait-il pu imaginer que son excès de langage aurait une telle destinée? Récupéré par les Québécois, puis par les Canadiens anglais euxmêmes (!), porteur d'eau est devenu au Canada un symbole de l'état de dépendance servile d'une communauté par rapport à une autre.

© Claude Poirier, TLFQ, Université Laval